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Leçons de gestion de l’Histoire La course vers le ciel de l’Empire State Building

Cet été, nous revivons chaque semaine un exploit du passé pour en tirer une leçon de gestion.

Publié le 23 août 2021Marc Tison La Presse

Alors que la Grande Dépression s’installait, le plus haut gratte-ciel de la planète a été construit en 13 mois. Un exploit de logistique autant que d’architecture.

L’année : 1929
L’objectif : bâtir le plus haut édifice du monde
Le défi de gestion : 20 mois pour faire la conception, démolir l’édifice existant et ériger le nouveau
La leçon : on n’atteint le sommet qu’en coordonnant les efforts dès le départ

En 1929, les superlatifs ont fait collision.

Alors qu’on s’apprêtait à construire le plus haut gratte-ciel au monde, la plus grande crise économique du siècle a frappé.

À la fin des années 1920, deux magnats américains de l’automobile avaient entrepris à New York une course à la verticale : qui, entre Walter Chrysler, fondateur de Chrysler Corporation, et John Jakob Raskob, qui venait de quitter la haute direction de la General Motors, allait ériger le plus haut gratte-ciel de la ville, donc de la planète, et peut-être, qui sait, de l’univers.

L’idée venait d’Alfred Smith, ancien gouverneur de l’État de New York, qui a convaincu ses riches amis John Jakob Raskob et Pierre S. du Pont, ci-devant président de DuPont et de GM, de se joindre à lui dans un projet immobilier d’envergure.

Ils ont formé le consortium Empire State Inc. et, à la fin d'août 1929, ils ont rendu publique leur intention de construire le plus haut gratte-ciel au monde.

C’est Raskob, sans plus d’expérience immobilière que ses partenaires, qui a pris le projet en main.

Dès septembre, la firme Shreve, Lamb and Harmon obtenait le contrat d’architecture, qui spécifiait que l’édifice devait être inauguré le 1er mai 1931.

Ils avaient 20 mois devant eux.

L’architecte William F. Lamb a utilisé les techniques éprouvées depuis 30 ans sur les grands édifices : un squelette en poutrelles et colonnes d’acier, habillé de murs rideaux non porteurs.

Il s’agissait simplement de construire plus haut.

À quel point ?

La légende veut que Raskob ait tendu un crayon à Lamb en lui demandant quelle hauteur il pouvait atteindre sans que tout s’écroule.

Le Woolworth Building, champion du monde depuis 1913 avec ses 241 m et ses 60 étages, allait être battu au début de 1930 par le Manhattan Company Building, qui annonçait 283 m et 70 étages.

Raskob a d’abord cru que 80 étages suffiraient à remporter le titre, mais le Chrysler Building de 77 étages, dont la construction avait commencé en 1928, a été muni d’une flèche qui pointait à 319 mètres.

Raskob a rajusté sa cible à 85 étages, une taille qui assurerait à l’Empire State Building un maigre avantage de quelques mètres sur son concurrent. Pour asseoir plus fermement sa suprématie, l’édifice serait surmonté d’une tour d’amarrage pour les dirigeables, portant le total à 102 étages et 381 m.

Tout comme le Chrysler Building, quoique de manière moins ostentatoire, l’Empire State Building adopterait le style Art déco.

La conception a été guidée par le budget et l’échéancier.

Les promoteurs ont estimé le coût de construction d’un pied cube, pour fixer le volume de l’édifice, avec une simple règle de trois, à 36 millions de pieds cubes.

Les promoteurs, les architectes, le gérant du chantier et les principaux entrepreneurs ont formé un comité qui a participé dès le départ au design de l’édifice.

Chacun contribuait de sa spécialité pour apporter des solutions techniques, souvent innovantes, aux défis que posait le gigantisme de l’édifice.

Lamb a modifié 16 fois ses plans avant que le design final soit fixé.

La gestion du chantier a été confiée à la firme Starrett Brothers & Eken.

Son président a convaincu Empire State Inc. de lui faire confiance en soutenant que la firme ne possédait pas même un pic et une pelle, mais qu’elle achèterait ou ferait fabriquer de l’équipement adapté spécifiquement à cette tâche titanesque.

Le 1er octobre 1929 a commencé le démantèlement du vénérable hôtel Waldorf-Astoria, sur le site duquel le nouveau gratte-ciel serait érigé.

Trois semaines plus tard, le 24 octobre, New York subissait le jeudi noir, point de départ de la Grande Dépression.

Alors que le démantèlement progressait, les commandes pour le matériel étaient passées aux fournisseurs, avec des spécifications précises sur les quantités, les dimensions, le poids et la date de livraison.

Leçons de gestion de l’Histoire La course vers le ciel de l’Empire State Building

La démolition a été achevée le 12 mars 1930. Cinq jours plus tard, les premiers piliers d’acier de la fondation étaient mis en place.

Maintenant, il s’agissait de construire vite.

Et c’est là que la coordination du comité a montré ses effets.

Des milliers d’entrepreneurs dans une soixantaine de spécialités ont été engagés.

Quelque 57 400 tonnes d’acier de charpente, 6400 fenêtres, 10 millions de briques et 200 000 pi3de granite et de calcaire ont été commandés.

Les poutrelles et colonnes en acier, fabriquées dans les aciéries de Pittsburgh, à 600 km de distance, étaient livrées à peine 80 heures après leur laminage, quelquefois encore chaudes ! Tous les matins, ces pièces d’acier attendaient sur la rive ouest du fleuve Hudson, prêtes à traverser le fleuve, au moment précis où elles seraient nécessaires.

La vitesse de l’érection était – littéralement – vertigineuse.

À plus de 100 mètres en hauteur, certains travailleurs étaient assis à califourchon sur les poutrelles portées par des grues, pour les boulonner temporairement aux colonnes d’acier dès qu’elles se trouvaient en position. Les équipes de rivetage entraient alors en scène par groupes de quatre. Un premier homme chauffait un rivet au rouge, puis le lançait à un collègue qui l’insérait avec des pinces dans un trou d’assemblage. Un troisième maintenait le rivet en place pendant que le quatrième écrasait son autre extrémité avec un marteau pneumatique.

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Tout cela en équilibre précaire sur les poutres et quelques madriers, sans l’ombre d’un harnais ou d’une barrière de sécurité.

Parmi eux, on comptait des centaines de Mohawks de Kahnawake, qui s’étaient fait une formidable réputation pour le travail en hauteur depuis qu’ils avaient été engagés pour la construction d’un pont ferroviaire sur le Saint-Laurent, en 1886.

À mesure de l’érection, les façades étaient garnies de pierres, de briques, d’acier inox et de fenêtres, une douzaine d’étages sous le plus récent niveau construit.

Pour accélérer le travail, des ascenseurs temporaires amenaient les travailleurs à pied d’œuvre.

En préparant le béton sur place dans deux usines miniatures, on évitait qu’un défilé de bétonnières soit bloqué dans la circulation new-yorkaise.

Dès qu’une dalle de béton était coulée, un petit système de rails à voie étroite y était déployé pour distribuer plus rapidement le matériel sur l’étage.

En somme, chaque homme et chaque matériau étaient à l’endroit nécessaire au moment voulu.

L’érection de la charpente s’est faite en 23 semaines, au rythme d’environ quatre étages par semaine.

Les façades ont été entièrement parées le 13 novembre 1930, 17 jours en avance sur l’échéance du 1er décembre.

Entre-temps, l’aménagement intérieur et l’installation des systèmes mécaniques et électriques avaient été lancés avec le même synchronisme.

Le 1er mai 1931, comme prévu, le président Hoover, depuis Washington, appuyait sur un bouton pour illuminer et inaugurer l’édifice.

Sa construction, y compris l’achat du terrain, avait coûté 41 millions de dollars américains.

À peine 20 mois s’étaient écoulés depuis que les architectes avaient signé le contrat de conception. Il avait fallu 13 mois pour construire l’édifice de 102 étages.

On a calculé qu’en un an et 45 jours, la construction avait exigé 7 millions d’heures de travail. Au sommet de l’activité, 3440 hommes travaillaient simultanément sur le chantier.

La leçon : cet exploit avait été permis par une concertation des compétences dès la conception, un échéancier très précis et une coordination parfaite.

« C’était vraiment un accomplissement extraordinaire, un exemple remarquable du pouvoir de l’effort coordonné », a commenté Geraldine B. Wagner dans son ouvrage Thirteen Months to Go.

Le géant était debout, il restait à l’occuper.

En raison de la crise et de l’abondance d’espaces locatifs, à peine le quart des bureaux étaient loués au moment de l’inauguration de l’édifice, ce qui lui a valu le sobriquet d’Empty (vide) State Building.

Son ascension par King Kong dans le film de 1933 n’a pas davantage attiré les locataires, mais les visiteurs payants qui se pressaient sur la plateforme d’observation du 86e étage ont aidé à éponger les déficits.

Il faudra une vingtaine d’années avant que l’édifice atteigne la rentabilité.

L’Empire State Building conservera le titre du plus haut gratte-ciel du monde pendant plus de 40 ans, jusqu’à l’apparition du World Trade Center dans le panorama new-yorkais, au début des années 1970.

Sa construction avait coûté la vie à six travailleurs et une passante touchée par la chute d’un madrier.

Sur ce plan, le Chrysler Building avait battu l’Empire State : aucun décès.