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Comment la promesse d'un jeu à monde ouvert infini est devenue un immense scandale ?

Dans le vaste univers des fraudes, arnaques et petits scandales vidéoludiques, DreamWorld en est le dernier étendard. À la tête de ce projet au nom ambitieux, deux hommes promettent à une centaine de convertis « l'expérience ultime ». Ces derniers leur offrent en échange près de 65 000 dollars.

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Un monde ouvert infini, une palette de genres innombrables nageant dans le même univers, un million de joueurs vagabondant joyeusement sur le même serveur... Les développeurs de DreamWorld garantissent être au coeur de la conception de cette production fantastique. Et sur Kickstarter, la cagnotte de leur ambitieux projet amasse près de 65 000 dollars, versés par des centaines de contributeurs rêveurs. Les auteurs de ces promesses leur assurent dès lors façonner l'expérience ultime. À tort.

«Le dernier jeu auquel vous jouerez»

Le 17 mars 2021, la plateforme de financement participatif Kickstarter recueille unenouvelle entrée au sein de sa gargantuesque base de données. Noyée dans un océan de quelques centaines de milliers de productions, elle a tout intérêt à s’armer de bases solides pour espérer décrocher l'attention de potentiels contributeurs. Ici, le taux de réussite des projets n'est encore que de 39,42% (Statistiques Kickstarter). Mais celui-ci a quelque chose de particulier. Baptisé DreamWorld ("monde de rêve" en français), il s'appuie sur des arguments plutôt audacieux : un MMO à monde ouvert infini composé de milliers de biomes où des millions de joueurs cohabiteraient aux côtés de créatures uniques. À long terme, les ambitions deviendraient d’autant plus extravagantes : "Tous les genres, tous les styles, tous les types de jeux qui ont existé et qui existeront, le tout dans un seul monde, construit par chaque joueur, sur la base d'interfaces utilisateur modulables, accessibles et puissantes. Pensez à Zbrush, Photoshop et Sketchup, mais en jeu et plus facilement”. Des promesses succédées d’un slogan tout à fait exceptionnel : "Le dernier jeu auquel vous jouerez". Chaque contributeur se verra offrir un accès à l'alpha ainsi qu'une parcelle de terrain correspondant à la hauteur de sa générosité et sur laquelle il pourra importer n’importe quel modèle 3D. Pour bâtir cet univers invraisemblable, les développeurs ont pour l'heure 10 000 dollars sacrifiés de leurs fond personnels ainsi qu'un financement externe de 650 000 dollars.

Nous savons que les MMO ne peuvent pas être construits avec seulement 10 000 $. Nous avons obtenu la majorité de notre financement auprès de certains des meilleurs investisseurs de la Silicon Valley. Nous savons que nous serons en mesure de livrer notre Alpha et au-delà avec l'argent que nous avons déjà !

À ce stade, nombreux sont ceux qui ont déjà perçu quelques signaux alarmants. Pourtant DreamWorld rencontre un succès certain. En seulement neuf heures de publication, il est même entièrement financé. Sur les 10 000 dollars espérés, il en récolte 64 706. Une somme obtenue auprès de 663 contributeurs. Mieux encore, les administrateurs de la plateforme Kickstarter lui décernent le badge "Project We Love", "un projet que nous aimons", en français. Sur la page, une adresse web mène directement au descriptif de l'entreprise, fraîchement créée en 2020.On y apprend qu'elle est chapeautée par Y Combinator, une boîte de financement précoce de startups particulièrement convoitée ; Il s'agit tout de même de l'incubateur qui a révélé Airbnb, Twitch et Doordash. Un sacré gage de qualité, tant on sait leur processus de sélection rigoureux. Mais un fait plus inquiétant se présente ensuite : ils ne sont que deux à s’atteler à temps plein à la création du jeu depuis des bureaux de San Fransisco. Depuis quelques mois, une offre d’emploi attend d’être décrochée par quelques “excellents programmeurs” pour les aider dans leur dure besogne.

Red Flags

Il ne faudra pas attendre longtemps avant qu'une poignée d'internautes ne décident de s'emparer du sujet DreamWorld. La bande-annonce amorce déjà de premières interrogations ; Car chaque élément du monde présenté semble s’imbriquer dans un ensemble bien trop hétérogène. Et l'avatar ressemble traits pour traits au personnage par défaut de l’Unreal Engine, l’outil de création téléchargeable gratuitement.Dans un post Reddit publié à peine quelques jours après l'apparition de la page Kickstarter, un dénommémrasif assure que le jeu n'est en fait qu'un amas de ressources et d'outils 3D dénichés sur la boutique du moteur d’Epic Games. Une observation également appuyée par Callum Upton, vidéaste dont l’analyse a déjà récolté des dizaines de milliers de vues : "Ce qu'ils ont ici, ce sont de multiples démos techniques qu'ils ont assemblées sans code propre". Même les animations de la pioche maniée par le personnage proviennent d’une autre librairie en ligne, Mixamo. Le bateau pirate, les cristaux enfouis dans les cavernes, les traces de neige foulée : le moindre fragment, la moindre parcelle de terre ont en fait été récupérés sur des plateformes tierces. "90 % des ressources que j'ai trouvées et qu'ils ont utilisées, qui ne sont que celles que j'ai listées... ont été gratuites au cours des huit derniers mois", ajoute même Upton. L'étau se resserre rapidement.

Comment la promesse d'un jeu à monde ouvert infini est devenue un immense scandale ?

Et puis d’autres questions évidentes sont formulées : “Ils prétendent avoir 650 000 dollars de financement de la part d'investisseurs mais quels investisseurs soutiendraient cela ? Ils prétendent que c'est le cas de Ycombinator mais il n'y a aucune preuve de la quantité d'argent qu'ils leur ont donné”, soulève mrasif. Et comment autant de monde a-t-il pu mordre à l’hameçon de DreamWorld aussi facilement ?

En interrogeant les gens sur discord, j'ai découvert que c'était surtout des jeunes qui croyaient aveuglément à la promesse marketing. En interrogeant l'une des personnes sur le jeu, j'ai été banni. Je n'ai rien dit d'inapproprié, je demandais simplement pourquoi ils croyaient au jeu, mais ils sont devenus ultra-défensifs et la prochaine chose que je sais, c'est que j'ai été banni. - mrasif sur Reddit

Leurs canaux de communication sont contrôlés. Dans la section des commentaires du Kickstarter, c'est une autre histoire ; ici, pas de modération possible. Et des centaines de plaintes s’agglutinent. Certains sont parvenus à annuler leur engagement. La plupart attendent encore leur code d'accès au jeu : “Malgré tout l'argent que j'ai investi pour soutenir ce jeu, je n'arrive pas à obtenir une copie pour jouer”, “j'ai essayé de vous contacter à ce sujet sous plusieurs formes sans obtenir une seule réponse”, “je soupçonne fortement les développeurs de ne jamais revenir sur les commentaires ici, puisqu’ils ne peuvent pas les contrôler”. La dernière protestation remonte seulement à une dizaine de jours avant la rédaction de cet article.

Qui est DreamWorld ?

Étonnamment, l’identité des têtes pensantes de Dreamworld est fièrement exposée sur la page Kickstarter. Garrison Bellack, PDG, se présente comme joueur compétitif et responsable de l'ingénierie ; des compétences déjà mises à profit chez Google, Facebook et Apple selon Linkedin. Et puis il y a Zachary Kaplan, leader créatif doué d’un savoir éclectique dans la gestion de projets. Son profil est davantage captivant. Avant DreamWorld, il s’adonnait à son atypique marque d’enceintes portables, Core ; un accessoire imposant à revêtir directement sur le torse, maintenu par de larges bretelles. Il racontera avoir eu l'idée de cette "pierre angulaire d'une grande vision de l'innovation" après avoir été percuté à deux reprises par un taxi, trop distrait par la musique de ses écouteurs.À ce jour, aucun des produits de cette boîte (également née d'une campagne participative) n'a encore été commercialisé. Le projet est en sommeil.Quoi qu'il en soit, ni Bellack, ni Kaplan ne semble être doté d’une quelconque expérience dans le jeu vidéo. Sur le serveur Discord du jeu, ce dernier revendiquera tout de même neuf années de pratique sur des projets personnels, des titres Flash pour la plupart.

Dans la bande-annonce de cinq minutes de DreamWorld (accessible ici), près de quatre sont occupées par les mots confiants des développeurs. C'est à Kaplan que revient le rôle de porte-parole, laissant à son acolyte le soin d'aborder les parties plus techniques. Sourire béat, il reprend les termes mis à l’écrit dans les descriptifs du projet : “Notre vision est que DreamWorld devienne une finalité”. Et d’une voix plus tremblante, il raconte avoir perdu son job de serveur, une opportunité de travail puis sa fiancée avant de se lancer dans ce projet fou avec son meilleur pote “Garry”. Une sorte de thérapie fructueuse, donc. Il semblerait que les tragédies qu'il subit le poussent toujours vers de grands exploits. Kaplan assure ainsi que ses intentions sont pures. Mais c’était sans compter l’intervention de son ex-fiancée qui, un mois plus tard, s’exprime sur sa chaîne YouTube. Aislinn Evans, qui partageait quelques années plus tôt des extraits de ses voyages avec l'entrepreneur, confie : "Le fait qu'il utilise notre rupture pour tirer parti de sa vidéo Kickstarter de cette façon, cela ressemble à de la manipulation émotionnelle pure et simple... pardon, à du marketing émotionnel". Et d’ajouter :“Il était déjà en train de développer ça (DreamWorld) depuis plusieurs mois quand j'ai rompu avec lui". Une séparation encouragée selon elle par des mensonges trop persistants : Evans apprendra notamment chez un joaillier que son impressionnante bague de fiançailles offerte en grande pompe par Kaplan sur un tapis rouge n'était qu'un vulgaire morceau de toc ; une découverte niée durant plusieurs mois par l'intéressé. Sur les réseaux, les moqueries envers le leader et son bras droit se multiplient. Leur image est durement ébranlée.

Le 22 mars 2021, le YouTubeur Skiazos publie sur sa petite chaîne YouTubeune interview avec les membres de DreamWorld. Elle sera rebaptisée bien plus tard : "Q/A avec DreamWorld ! (C'était AVANT que je réalise que c'était et que c'EST une escroquerie !!!!)". Les questions les plus subversives sont posées. Y a-t-il une once de création originale qui repose dans cet entassement de ressources récupérées ailleurs ? Garrison Bellack prend cette fois les devants : "Le multijoueur est personnalisé, le gameplay est personnalisé. Notre philosophie, c'est de ne pas réinventer la roue. Si vous pouvez dépenser de l'argent pour tirer parti du travail que d'autres développeurs ont fait... La seule chose qui compte, c'est de pouvoir le proposer aux joueurs plus rapidement". Les arguments surprennent. Bellack se permet même quelques conseils d’un ton presque irrévérencieux :

Genre, vous avez besoin de tirer parti de tout ce que vous pouvez et aller aussi vite que vous le pouvez. Pour ceux qui ont mis 15 ans pour arriver au même point que nous en huit mois, vous savez, soyezplus impitoyables, ne faites que les choses les plus importantes, tirez parti du travail des autres.

Le château de cartes

Au fil de la popularisation de l’affaire, le château de cartes déjà fragilement bâti par Bellack et Kaplan s’effondre progressivement. Du côté des médias, PC Gamer publieun long compte rendu de l’histoire, étoffé d'un florilège de témoignages accablants. Celui du youtubeur Callum Upton notamment, qui depuis quelques mois, dédie une large partie de ses contenus au projet fantasque. Il accuse l’un des créateurs de népotisme.

Selon Upton, un employé senior de Y Combinator affirme que Bellack a un ami dans l'entreprise qui a aidé à donner le feu vert à DreamWorld sans la commission appropriée. "Au départ, je pensais que c'était une blague, mais ils m'ont appelé et ont validé toutes leurs informations et leurs sources. Cette personne est en fait plus haut placée qu'un simple investisseur", dit-il. "DreamWorld n'a pas été contrôlé. Ils n'avaient apparemment rien à montrer le jour de la démo, et ils ont quand même été autorisés à passer." - PC Gamer

Sollicité, Y Combinator n'accordera pas de commentaires à PC Gamer. Plus tôt, le streamer Stix de la chaîne MMOByte avait lui aussi quelques confidences à faire ; Le créateur de contenus affirme avoir été contacté par un développeur anonyme pour faire les éloges de DreamWorld. En échange de quoi il pourrait se voir offrir pas moins de “20% de tous les gains” récoltés sur le jeu. Enfin certains pointent du doigt des actions frauduleuses menées sur le discord de DreamWorld, où les bans s’enchaînent à une vitesse déconcertante. Upton encore, dit avoir déterré des captures d’écran des développeurs essayant d’offrir des cartes-cadeaux Amazon et des Uber Eats à des modérateurs âgés de 14 à 16, au lieu de les payer.Ces derniers auraient par ailleurs été recrutés sur des serveurs Minecraft et Fortnite. Autre déconvenue à noter : le nom DreamWorld est en fait déjà copywrighté par DreamWorks Animation (Source : Kombo), le mastodonte de l'animation américaine.

Et tandis que les accusations pleuvent, DreamWorld poursuit aveuglément son petit bout de chemin.Le 21 mai 2021, à la surprise générale, une alpha sort de sa tanière. Bellack et Kaplan débutent en douceur ;l'univers dispose à ses balbutiements d'une ville principale ainsi que de quelques possibilités de construction.Comme pressenti, le résultat est considéré comme un véritable fiasco :DreamWorld abrite des textures disgracieuses, de grossiers blocs blancs pour délimiter ses frontières, un avatar qui traverse maladroitement les murs, ou encore un serveur si faible qu'il devient piratable par n'importe qui. Les YouTubeurs s'en donnent à coeur joie pour couvrir l'événement. Upton semble même y prendre goût ; presque tous les mois, il explore joyeusement le monde de DreamWorld, se moquant effrontément de ses découvertes, ou constatant dernièrement quelques efforts fournis par les développeurs.

Alors, Bellack et Kaplan sont-ils d'impitoyables escrocs ou espèrent-ils naïvement mettre au point l'expérience ultime ? À ce stade, l'alpha de DreamWorld est en tout cas loin de répondre aux promesses faites. Kaplan affirme que son développement durera plus d'un an et s'assortira de mises à jour régulières chaque semaine. Sur la page Kickstarter, les deux dirigeants publient encore des notes enthousiastes. La dernière date du 2 janvier 2022 : "Il y a des tonnes de nouvelles personnes qui jouent, et d'autres qui se joignent chaque jour". DreamWorld poursuit doucement sa construction. Après tout, dans sa palette de communiqués, le duo n'a encore jamais promis de produit fini. Le monde ouvert infini pourrait prendre vie dans cinq, dix ans, ou simplement dans vos rêves.