Elle est percluse de chagrin, les yeux emplis de larmes, assise sur le canapé de l'appartement. De la fenêtre, on aperçoit le clocher de l'église d'Harfleur. À ses pieds, la pizzeria Del Mondo, où travaillait sa fille, Chloé. Elle aurait eu vingt et un ans ce 22 janvier.
Il n'y a que la petite chienne Chanel à pouvoir soutirer à Laetitia un timide sourire au coin des lèvres. Le reste du temps, la maman de la jeune femme qui s'est tuée au volant de la Clio qu'elle conduisait pour livrer des pizzas le passe à ressasser ce tragique soir d'avril.
Il était 22 h 20 le 4 avril 2021 : à cet instant précis, la vie de la famille Deshayes a basculé. La voiture que conduisait la jeune fille a percuté de plein fouet le mur d'une maison rue de la Libération à Gainneville. Entre Le Havre et Saint-Aubin-du-Routot, c'est une longue ligne droite.
Lorsque Laetitia est arrivée sur place, sa fille était dans l'ambulance. Le médecin du Samu a tout tenté, mais en vain. La jeune Chloé s'est éteinte à 23 heures. Guillaume, le père de la jeune fille, a tout de suite compris en arrivant. "Quand j'ai vu les gyrophares de la police et des pompiers, j'ai su que c'était fini."
"Chloé était au volant
d'un cercueil ambulant !"
Neuf mois se sont écoulés depuis. Laetitia dit que la vie est devenue "très compliquée". Elle se tient debout avec les médicaments, avec l'aide aussi de ses proches, de ses deux filles Gwendoline, 19 ans, et Océane, 14 ans. Elle a aussi recours à un psychiatre, qu'elle consulte régulièrement.
Son mari, Guillaume, ne prend pas de médicaments, mais il fume trop, jusqu'à vingt-cinq cigarettes par jour. Il se dit que s'il est encore en vie après tout cela, il le doit doublement à sa fille décédée. Une première fois quand il était, avant l'accident, au fond du trou, en sevrage alcoolique et très déprimé, c'est elle qui l'aidait avec sa femme à ne pas sombrer. Et puis une deuxième fois, quand il a vu sa fille au funérarium, c'est aussi elle qui l'a transformé. "Mon Dieu, c'est elle." Aujourd'hui, le combat de sa vie, c'est pour sa fille, "un ange parti trop tôt".
Nous avons pu consulter le dossier de l'accident. La voiture utilisée par Chloé était-elle en état de rouler ? Pas sûr. Elle n'était pas assurée. Un ancien collègue de la jeune femme parle d'un "cercueil ambulant, un danger". Le parc automobile de la pizzeria pose question. Une employée dit avoir eu deux accidents avec une des voitures. Une roue même s'est détachée pendant qu'elle conduisait ! Fait troublant : la jeune Chloé avait signalé l'apparition d'un voyant rouge sur le tableau de bord. La voiture semblait se mettre à prendre de la vitesse sans qu'on ait besoin d'accélérer !
Le constat d'accident relève que la jeune conductrice n'avait consommé ni alcool ni drogue au moment des faits et qu'elle ne téléphonait pas au volant. La ceinture de sécurité semble avoir été défectueuse. Le soir de l'accident, la route était sèche et la zone éclairée. Une enquête est en cours.
Des marches blanches
Pour qu'on n'oublie pas Chloé et pour qu'avance l'instruction, Guillaume Deshayes organise des "marches blanches" en mémoire de sa fille. La dernière, c'était à Noël. La prochaine, le 22 janvier, jour anniversaire de la naissance de sa fille, il a prévu de marcher jusqu'à Paris.
"Notre famille aujourd'hui est brisée. On ne vit plus, on survit", dit sobrement Laetitia. Le couple a vécu un premier drame, il y a vingt ans : la mort de son premier enfant, Wilfried, né prématuré. Guillaume, lui, a connu une enfance difficile avec un père alcoolique et violent. "Avec mon frère et mes sœurs, on a vécu l'enfer." Ensuite, il s'est mis lui-même à plonger dans l'alcool, "jusqu'à un litre de whisky par jour". Aujourd'hui, il n'y touche plus. "Avec ses sœurs et ma femme, c'est ma Chloé qui m'a sorti de là et m'a aidé à remonter la pente. Un jour, dit Guillaume, j'écrirai son histoire : Le sacrifice d'une vie."