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Les handicapés mentaux, pour la première fois appelés à choisir le président, apprennent ce nouveau droit


Publié le 5 avril 2022.
Imprimé le 16 avril 2022 à 02:13
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Dans la file, Justine ne tient pas en place. Cette première participation à une élection lui donne la patate. Ce soir là, les gestes du rituel citoyen ne seront qu’un entraînement pour elle et la quinzaine d’autres novices résidents des habitats inclusifs de l’association l’Arche, à Strasbourg, tous en situation de handicap mental. « Je vais voter parce que c’est mon choix ! Et il faut se faire aider », a retenu la jeune femme des discours des professionnels qui l’accompagnent.

Depuis 2019, les personnes sous tutelle ont automatiquement le droit de vote. Les juges ne peuvent plus s’y opposer. Un combat de longue date des associations de défense des personnes en situation de handicap. Aux élections européennes en 2019, trois mois à peine après le vote de la loi, elles ont été rares à exprimer leurs voix. Puis sont venues en 2020 les élections municipales, mais difficile d’organiser ça en pleine crise du Covid. En 2022, sur une vingtaine de bénéficiaires de L’Arche, quatorze ont souhaité se préparer à l’élection présidentielle. Pour onze d’entre eux, ce sera la première occasion de se rendre aux urnes.

Avec son camarade Vincent, Justine s’amuse à reconnaître les candidats dans l’ensemble de portraits assortis sur des polycopiés. « Lui, c’est Macron ! », pointe-t-elle avec évidence. « Et lui… C’est… Poutine ? », tente-t-elle le doigt sur la trombine de Jean-Luc Mélenchon. « C’est bien possible… », hésite Vincent en fronçant les sourcils. « Et Marine Le Pen ! », conclut la jeune femme en touchant les traits de Valérie Pécresse. « Ne vous inquiétez pas », rappelle Laura, en formation d’éducatrice spécialisée :

« Aujourd’hui ce ne sera pas votre vrai choix. On vote pour de faux. »

Les yeux pétillants, Justine dévoile ce qu’elle attend du futur président de la République :

« Que le virus s’en aille et que des chanteurs puissent revenir, comme la dame sur mon t-shirt que je veux voir en concert ! »

« Et si aucun des candidats ne te plaît ? », interroge Esmaella, assistante de maison. « Il faut essayer ! », s’accroche Mathilde. « Quand on n’est pas d’accord, on a le droit de ne pas aller voter », insiste François Petit Ruppert, responsable des trois maisons strasbourgeoises de l’Arche, à l’adresse de tous. Esmaella rappelle que chacun pourra demander de l’aide autour de lui s’il ne sait pas comment s’y prendre dans le bureau de vote. Mais ni à elle, ni à ses collègues. Le jour J, les professionnels de la structure médico-sociale, tout comme les parents des habitants, n’auront pas le droit de les accompagner.

Pour l’heure, Dina a besoin d’assistance. Marylène, en formation d’éducatrice spécialisée, joue le tiers neutre et l’aide à déchiffrer sur les bulletins de vote les noms des candidats associés aux images disposées devant elle. Dina fait son choix derrière le rideau de l’isoloir improvisé, dont François Petit Ruppert maintient la tringle en place. A voté ! Pour la dernière étape de l’expérience, la jeune femme doit encore apposer sa signature sur le registre. Pas si simple. Marylène lui tient la main.

Damien, qui patiente sur un canapé, est l’un des rares initiés du groupe. Il a déjà voté lors des élections municipales de 2020 :

Les handicapés mentaux, pour la première fois appelés à choisir le président, apprennent ce nouveau droit

« J’ai voté il y a deux ans avec maman pour la maire de la ville, quand je vivais encore avec elle. Elle m’a aidé à choisir mais j’étais tout seul dans l’isoloir. Je suis content de pouvoir voter tout seul. Ça veut dire que je suis adulte, même si mes parents veillent encore sur moi. »

Le jeune homme dit s’informer principalement sur Internet et discuter en famille. Pour la présidentielle, il n’a pas encore fait son choix mais mesure son poids :

« C’est toujours dur de prendre les bonnes décisions. Je veux que ce président soit capable de diriger la France correctement et qu’il fasse en sorte que tout le monde ait les mêmes droits. La France et cette planète sont chères à mes yeux donc je voudrais qu’il les défende. J’aimerais beaucoup qu’il respecte l’environnement. »

Damien prévient qu’on n’en saura pas plus :

« Ce que je fais doit rester confidentiel. C’est ma vie privée. »

« Nous n’irons pas jusqu’au bureau de vote pour tout le monde », pressent François Petit Ruppert :

« Il va nous falloir mesurer avec chaque personne sa capacité à prendre une décision. Beaucoup ont déjà des difficultés à élaborer un choix très simple de la vie de tous les jours. Alors quel candidat tu préfères, ça peut être compliqué. »

Au quotidien, le responsable des maisons repère des aspirations communes aux résidents, centrées sur leur accès au droit commun : avoir un réseau social et une place dans la société par le travail, comme lieu de socialisation où ses compétences sont reconnues, avoir une liberté de circulation dans les transports en commun, et surtout que leur droit à une vie de couple soit respecté.

Ici comme souvent ailleurs, l’ouverture des personnes en situation de handicap mental sur la société en est à ses balbutiements. Depuis peu, des temps de parole « Actu’nouvelles » sont organisés, lors desquels les participants épluchent un article ensemble et débattent autour d’un sujet de leur choix. François Petit-Ruppert observe que les grands thèmes politiques n’entrent encore que rarement dans les préoccupations :

« Ce n’est pas tant par incapacité intellectuelle que de par leur environnement social restreint. Ces personnes ont une vision de l’environnement limité dans l’espace et dans le temps, à leur famille, leur lieu de vie, leur lieu d’activité. La société ne les invite pas à s’ouvrir à un monde plus large que le leur. C’est un véritable enjeu pour l’avenir que de reconsidérer leurs identités autrement que par leur handicap. Nous sommes aujourd’hui à un tournant sociétal dans la façon de les accompagner mais ça implique que tous les acteurs prennent leurs responsabilités. Et ça ne peut être qu’un travail progressif. »

Ces prochains jours, le groupe rentrera dans le vif du sujet : dégrossir les grandes idées des candidats. Ces derniers sont censés produire des supports « faciles à lire et à comprendre ». Les professionnels se devront évidemment de rester le plus neutres possible. François Petit Ruppert réfléchit :

« On va sûrement partir de quatre thèmes qui les concernent et voir ce que les candidats proposent. Ça pourrait être la santé, l’environnement, la sécurité et les transports publics. »

D’ici le premier tour, il va prendre attache avec des associations spécialisées, censées pouvoir mettre à disposition des « tiers neutres », des bénévoles qui peuvent accompagner les personnes qui le demandent. L’association prendra aussi contact avec l’équipe du bureau de vote pour s’assurer que les assesseurs ne soient pas surpris de ce nouveau droit et savoir si des personnes seront bien disponibles sur place pour aider.

En dernier recours, les électeurs dans le besoin peuvent légalement se tourner vers un gendarme. Mais un agent se déplacerait-il pour dix personnes ? François Petit Ruppert en doute. L’équipe espère qu’il sera possible d’adjoindre aux bulletins de vote les photographies des candidats pour faciliter la tâche à leurs résidents. « Si ce n’est pas possible, peut-être qu’on s’organisera avant de partir. Ils peuvent aussi préparer leur enveloppe chez eux », se projette l’éducateur.

Il sait que son équipe doit encore apprendre comment intégrer ce droit et prend le rendez-vous électoral présidentiel pour ce qu’il est :

« C’est facile de sortir un droit, mais il faut des moyens derrière pour qu’on puisse garantir sa mise en œuvre. On verra, on va expérimenter et on fera un rapport à la fin pour les associations de défenseurs des droits. »

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