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« Tous aux abris » : en 1961, la grande peur de la guerre nucléaire - Dans les archives de Match

« Il se pourrait bien que nous ayons, par un processus d'une sublime ironie, atteint un stade de notre Histoire où la sécurité sera l'enfant robuste de la terreur, et la survie le frère jumeau de l'anéantissement »... Quand Winston Churchill évoque, dans son dernier grand discours devant la Chambre des Communes en 1955, cette « sublime ironie » d’une paix assurée par la peur, dans un face-à-face de western la main sur la bombe H, le monde vit depuis plusieurs années au rythme des essais nucléaires. On en compte 21 pour le Royaume-Uni, 82 en URSS et 166 aux Etats-Unis entre 1951 et 1958, date à laquelle l’opinion publique, inquiète des retombées radioactives, pousse les gouvernements des trois nations nucléaires et de leurs alliés à l’adoption d’un moratoire sur l'arrêt des essais. La France, qui prépare sa bombe A depuis 1955, ne s’y tiendra pas : la Gerboise Bleue, 70 kilotonnes, explose dans le Sahara algérien en octobre 1960.

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Reconduite sur le fil d’année en année, cette suspension ne résistera pas au regain de tension de 1961 : débarquement raté dans la Baie des Cochons de Cuba, rencontre infructueuse de Khrouchtchev et Kennedy à Vienne, crise de Berlin et construction du mur… Arguant de cette nouvelle donne internationale et des premiers essais nucléaires français qui se poursuivent en surface jusqu’en avril 1961, l’URSS rompt l’accord. Les essais reprennent de plus belle. En deux mois, du 1er septembre au 4 novembre 1961, les Soviétiques font exploser pas moins de 57 bombes nucléaires, dont la « Tsar Bomba » : le 30 octobre, un bombardier Tupolev Tu-95 largue dans le ciel de l'Arctique russe, 3 km au dessus de l'archipel de la Nouvelle-Zemble, un engin de 57 mégatonnes, aujourd’hui encore l'arme de destruction massive la plus puissante jamais utilisée…

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À voir dans les archives de Match : En 1961, les images bouleversantes de la construction du Mur de Berlin

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Plus que jamais, le monde redoute alors que la Guerre Froide ne devienne nucléaire, et les populations doivent s’y préparer. Dès 1949, un tout jeune représentant du Massachusetts nommé John Fitzgerald Kennedy avait interpellé le président Truman sur le risque d’un « Pearl Harbor atomique », du manque de moyens alloués à la protection des civils en cas d’attaque nucléaire. Devenu président, JFK enjoint en septembre 1961 ses compatriotes à construire dans leur jardin un abri antiatomique, dans une lettre publiée par le magazine « Life » suivi d’un dossier complet sur le sujet...

Pour Match, le président américain vient de tirer « la sonnette d’alarme de l'apocalypse ». « Comment y survivre ? », s’interroge notre magazine qui emboite le pas de «Life», son cousin d'Amérique, en publiant un grand reportage détaillant, avec un brin de nonchalance face à la fin du monde qui s’annonce, les conséquences terrifiantes d’une guerre nucléaire, et nos solutions souvent irréalistes, toujours dérisoires... Un témoignage fascinant de la grande peur atomique de la Guerre Froide.

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Voici le reportage consacré aux abris anti-atomiques, tel que publié dans Paris Match en 1961.

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Paris Match n°651, 30 septembre 1961

Survivre à la bombe atomique

par Marc Heimer (enquête Jean Mezerette)

C'est pensable, il faut s'y préparer répondent les Américains. Et nous, que ferions-nous ?

Bigre! Bigre! Bigre! Le personnage est plutôt effrayant. Avec ses yeux pâmés, son nez rougeoyant, sa cagoule de science-fiction et sa main démesurée tendue vers un innommable ennemi, il paraît directement sortir d'un film d'horreur croate. L'ennui est qu'il orne cette semaine la couverture de « Life ». Ce qu'il y annonce est à la démesure de son aspect cauchemardesque. Une espèce d'art de survivre. De survivre à la bombe atomique.

En clair, le Président des Etats-Unis, qui a pris la plume pour présenter ce numéro, et les journalistes du grand magazine conseillent aux Américains de bricoler, à temps perdu, leur propre abri qui au fond de son jardin, qui au plus profond de sa cave. La libre entreprise, c'est cela…

Bien sûr, la guerre atomique n'aura pas lieu. Du moins vaut-il mieux le penser et le croire. Mais enfin, une méprise, une fausse manœuvre, un contact électronique qui fonctionne mal ou trop bien, une infinité de probabilités peuvent déclencher la guerre, et cela contre le gré même de l'Est ou de l'Ouest. Une erreur de jugement aussi peut amorcer le cycle terrible de la désintégration nucléaire. Ainsi, par inadvertance ou folie, l'humanité peut se mettre à courir les yeux fermés vers sa roche Tarpéienne.

Un homme averti en vaut deux, dit-on, et la politique de l'autruche n'a jamais réussi à personne. Pas même aux autruches. Eh bien! voici ce qu'il vous faudra vous aussi savoir pour survivre malgré tout à ce qui n'arrivera sans doute jamais.

C'est une chose bien monstrueuse qu'une bombe atomique, mais c'est une chose phénoménalement désastreuse qu'une bombe à hydrogène. Une seule d'entre elles, et encore serait-elle de taille au-dessous de la moyenne, pourrait, si elle explosait à trois cents mètres au-dessus de la flèche de Notre-Dame, détruire Paris, sa banlieue et sa grande banlieue jusqu'à Mantes, Melun et Fontainebleau. Au Havre, à Lille, à Orléans, à Besançon, les vitres voleraient en éclat et encore cela ne serait - il qu'un avant-goût du nuage radio-actif mortel qui s'abattrait dans la demi-heure qui suivrait l'explosion.

Une vingtaine de bombes H moyennement fortes suffiraient à supprimer absolument toute vie sur le territoire français. Les populations du Kouban ou du SinKiang pourraient, après avoir attendu le temps qu'il faut pour que la radio-activité baisse, venir y habiter sans rencontrer d'autres résistances que celles d'hypothétiques fantômes. Il convient d'ailleurs de dire que c'est appréciablement moins de super-bombes de 100 mégatonnes qu'il faudrait à Nikita Khrouchtchev pour obtenir le même résultat. Une poignée ferait l'affaire.

Cent cinquante millions de degrés - telle est la chaleur produite lors d'une explosion thermo-nucléaire. Cela est fabuleux, gigantesque, mais ne dure qu'un millionième de seconde. Après, la chaleur baisse, mais elle reste de 8 000 à 9 000 degrés dans un rayon de 10 km du point zéro, celui de l'impact. Pour les hommes qui y sont exposés, cette réduction spectaculaire d'intensité thermique n'a guère d'importance. On meurt d'aussi efficace façon à 9000 degrés qu'au-dessus. Exposés à cette chaleur d'enfer, des granits polis deviennent rugueux, les tuiles des toits se boursouflent de bulles hideuses, les routes bétonnées deviennent des rivières de lave écarlate. Le moindre ruban d'asphalte fume comme toute une Ruhr, la peau des hommes vire au noir absolu…

Après cela l'effet de souffle, pour spectaculaire qu'il soit, risque de paraître bénin. A Hiroshima, où il ne s'agissait que d'une bombe enfantine, l'onde de souffle avait une force de 15 kg/pression près du point zéro et une vitesse de 7800 km/heure. Toutefois, à 550 mètres du point d'impact, sa force était tombée à 2 kg/pression et sa vitesse n'était plus que de 1 200 km à l'heure.

Avec les bombes modernes, beaucoup plus sérieuses, l'onde de choc se propage à 2000 km à l'heure à 2 km du point zéro, et le souffle reste sensible à 70 km. Cependant, si l'on en vient à la super-bombe de 100 mégatonnes, on peut obtenir des résultats encore plus brillants. Ainsi, à 10 km du point de chute, la vitesse de l'onde de destruction reste supérieure à 2000 km/heure et les maisons s'écrouleront en masse à 100 km de l'endroit où elle aura éclaté. On pourrait étendre beaucoup plus loin cette aire de destruction si on faisait exploser cette « grosse Bertha » de l'Oural à une altitude de 12 km, c'est-à-dire aux limites de la stratosphère. Dans ce cas, si elle explosait à Paris, les immeubles s'écrouleraient à Bordeaux.

Les retombées radio-actives! Le principal danger ce sont tout de même elles. Les physiciens ont eu beau triturer consciencieusement leur cerveau admirable, ils n'ont pas encore pu définir avec précision la façon dont elles se répartissent au sol. Cela dépend de trop de choses variables : de la vitesse des vents, de leur direction, de la nature du sol entre autres. Cependant, la jurisprudence des expériences nucléaires permet de savoir que c'est généralement la forme d'un cigare orienté suivant le sens du vent à partir du point de déflagration que prend l'aire des retombées dangereuses et que c'est une demi heure après l'explosion qu'arrive le nuage mortel. Ainsi trente minutes de répit sont accordées à ceux qui ont survécu au premier round du drame atomique.

Car, en effet, beaucoup auront survécu et c'est cela qui est prodigieux. Bien sûr, les dégâts seront énormes : la Protection civile à calculé que 2 millions 500 mille Parisiens seraient tués par l'éclatement d'une bombe H et que plus d'un million serait très gravement blessés; mais enfin cela laisse un million et demi de survivants dans la région parisienne, ce qui est plus qu'on pourrait le penser si l'on veut bien tenir compte de l'énormité impensable de la bombe.

Mais cette mort, comment sera-t-elle ? Oh! rapide pour ceux qui se trouveront dans le cratère, c'est-à-dire dans le voisinage immédiat de l'explosion. A Paris, avec une super-bombe H, il atteindrait cinq kilomètres de rayon et près de 200 mètres de profondeur. A l'intérieur de l'entonnoir : rien, pas même une mouche, ne subsisterait à moins d'avoir été enfouie à trois ou quatre cents mètres sous terre sous des couches fabuleuses de super-béton.

Au-delà du cratère, les choses changeront, bien qu'avec une bombe H de fabrication soignée tout animal puisse être brûlé à mort à 120 km de distance de l'impact. Cependant, on peut là, cette fois, faire quelque chose contre l'horreur. Si l'on est à une distance raisonnable du point zéro, le moindre écran protecteur placé face à l'onde thermique sera efficace, à condition toutefois qu'il soit blanc.

Un terrible danger sera le souffle, tout au moins par personne interposée. L'homme peut, en effet, supporter assez bien des changements de pression aussi substantiels que rapides. Il n'en est pas de même des objets quels qu'ils soient qui encombrent n'importe quelle villa et n'importe quel appartement. Aucun n'a la malléabilité et le degré d'adaptation au choc d'un corps animal. Ainsi, lancé dans l'espace à 2000 km/ heure, le plus pacifique moulin à café devient une super-fusée de bazooka, la plus débonnaire lessiveuse un obus digne de figurer dans l'arsenal des usines Krupp. A Yucca Flats, dans le Nouveau-Mexique, où une petite bombe fut « essayée » sur un village américain moyen (vide d'habitants) on retrouva ainsi des poignées de porte arrachées. ayant transpercé, de part en part, des murs de béton.

Quant à ces autres dangers concomittant à l'onde thermique et au souffle que sont les incendies et les destructions d'immeubles, on peut fort bien y résister. En ce qui concerne l'incendie, et en dehors de la zone de destruction, les consignes classiques de prévention contre le feu sont applicables. N'importe quel pompier vous les expliquera. Si, comme cela est probable, quelques minutes sont accordées entre le son des sirènes et l'éclatement de la bombe elle-même, il faudra fermer les compteurs électriques, ouvrir les réfrigérateurs (pour qu'ils n'explosent pas par suite des changements de pression), éloigner des vitrages et des fenêtres les matières inflammables telles que rideaux, meubles et autres, préparer des extincteurs, des récipients d'eau. Ensuite, on pourra courir se cacher sous le plus simple des abris de fortune contre les destructions.

« Tous aux abris » : en 1961, la grande peur de la guerre nucléaire - Dans les archives de Match

Aussi étonnant que cela soit, un bon abri contre la bombe H, cela existe. Nous avons même l'avantage de posséder en France la plus apparement parfaite de ces merveilles. A l'état de prototype, bien entendu. Mais cela n'est tout de même pas si mal. Il peut contenir cinquante personnes, ce qui nous permet d'affirmer dès aujourd'hui que cinquante Français pourront perpétuer la race quoi qu'il arrive. Essayé le 31 août 1957, dans le Nevada, l'abri a supporté sans gros dommages le choc d'une belle bombe atomique alors qu'il se trouvait à 200 m du point zéro. Ce véritable joyau d'architecture salvatrice se présente sous la forme d'une sorte de coffre fort ayant 7,80 m de long sur 3 m de large et 2,30 m de haut aux parois de béton précontraint et surarmé de 60 centimètres d'épaisseur, clos par trois portes d'acier et d'amiante. L'air chargé de faire respirer les heureux — et rares ---- bénéficiaires de l'abri vient de l'extérieur après être passé par des purificateurs constitués par 60 centimètres de sable. Un poste radio émetteur-récepteur permet de plus de laisser communiquer l'abri enfoui sous 1,50 m de terre avec ce qui reste de vivant au-dessus de lui.

De la sorte, on pense que ses locataires pourraient survivre assez commodément les quinze jours nécessaires pour que la radio-activité de l'air redevienne supportable. Des réserves d'eau et de nourriture -- peu salée et équilibrée -- sont prévues à cet effet. L'ennui est, comme je l'ai dit, que cet abri magnifique en est encore chez nous au stade expérimental. Enfin, presque, puisque existent seulement une vingtaine de chambres antiatomiques construites sous certaines préfectures très privilégiées ou sous quelques rarissimes lycées... A Paris, la future maison de la Radio, la rue Pastourelle et la rue Castagnari sont, avec le garage du Marché Saint-Honoré et le PC policier de la place de la République les seuls lieux où l'on risquera de survivre. Pourquoi ? Faute de crédits, bien sûr, puisqu'un abri pour cinquante personnes revient à 12 millions. Là est le drame.

Alors que le budget militaire de la France s'élève bon an mal an à mille millions d'anciens francs, celui de la Protection civile en est très exactement le millième. Ce qui explique beaucoup de choses. Lorsque le gouvernement français dépense 14 francs (anciens) pour la sauvegarde de ses civils l'Amérique, elle, en dépense 168, ce qui permet au président Kennedy de prévoir un plan permettant de recenser les abris classiques pouvant être transformés en abris atomiques, d'en construire d'autres de toutes pièces et d'équiper ses administrations de défense raisonnables. L'Allemagne occidentale, elle, va dépenser en 1962, 122 millions de Deutschmark pour sa protection civile. Quant à la bienheureuse Suède, ses super-abris sont les plus gigantesques du monde -- celui de Stockholm peut abriter 200 000 personnes, tandis que ceux que prévoit la Suisse pourront protéger en 1963 plus de deux millions de citoyens helvétiques…

Si l'on voulait en France réaliser un programme semblable, il faudrait dans l'état actuel des possibilités de construction arrêter tous les chantiers de logements neufs pendant trois ans et investir de la sorte 1 200 milliards, ce qui pour bien des raisons n'est pas pensable.

C'est sans doute surtout l'Amérique et la Russie proprement dites qui s'expliqueront en priorité « à l'atomique ». Cela est d'ailleurs justice. On a pu calculer avec précision et suivant que l'on soit optimiste ou pessimiste que c'est de 4 % à 75 % d'Américains ou de Russes qui survivraient à la guerre nucléaire. Le premier chiffre représente environ 380 millions de morts des deux camps, le second « seulement » cent. Il va sans dire que le premier palmarès apparaît beaucoup plus proche de la vérité telle — il faut l'espérer --- qu'elle ne sera jamais. Alors, bien entendu, Américains et Russes se sont attelés à de gigantesques projets de protection civile : leur sort en dépend. Mais ils l'ont fait de manière très différente.

Les Russes se concentrent sur ce qu'ils ont et comptent beaucoup, dans les villes, sur le métro - à tort sans doute car cela, compte tenu des voies d'accès multiples, des portes et bouches d'aération, n'épargnera pas considérablement aux Moscovites de recevoir une dose substantielle de radio-activité. Quant à Nikita Khrouchtchev, il peut voir venir. Il est l'heureux propriétaire d'un abri somptueux comme le boudoir de la belle Otero, situé en dehors de Moscou et relié au Kremlin par un souterrain de 15 kilomètres. John Kennedy, pour sa part, est moins bien partagé. Il possède un assez efficace abri sous la Maison-Blanche, mais son véritable et super-refuge est à Fort Ritchie, dans le Maryland. Il lui faudrait deux heures d'hélicoptère pour s'y rendre en compagnie des principaux membres du cabinet et des chefs d'état-major des trois armes dont l’abri personnel au Pentagone est situé si près du grand collecteur de Washington qu'une bombe atomique ferait immédiatement se déverser toutes les impuretés de la ville sur les généraux chargés de veiller à la réplique de l'Amérique. Ce serait désastreux.

Disons d'ailleurs qu'en ce qui nous concerne, nous Français, le sort de notre gouvernement n'est pas plus enviable que celui du mortel commun. On avait bien pensé construire il n'y a pas très longtemps un blockhaus atomique sous l'Elysée. Il devait recevoir le Président, le Premier ministre et les détenteurs des principaux portefeuilles. A cet abri devaient s'en ajouter deux autres identiques situés en province et chargés de recevoir d'autres membres du gouvernement, de manière qu'un des abris au moins ayant résisté à la première attaque, le pouvoir puisse être perpétué. Hélas ! ce projet est resté un projet - les crédits toujours…

C'est ce même problème des crédits qui a fait conseiller aux Américains la construction d'abris particuliers. Là aussi, malgré les milliards de dollars gouvernementaux qui vont être dépensés, c'est le « Aide-toi, le ciel t'aidera » qui risque de sauver le plus de personnes. En cela, les habitants des Etats-Unis ont de la chance. La plupart possèdent leur maison particulière et, aussi petite soit-elle, elle offre toujours la possibilité d'y construire un abri qui, bien que rudimentaire, sera plus efficace que pas d'abri du tout. Par contre, si l'on habite, comme c'est le cas de la plupart des Français, un appartement, la chose devient beaucoup plus complexe. On peut tout de même difficilement se mettre à creuser une tranchée au milieu de la rue ou même au milieu d'une cour commune…

La panoplie offerte aux acheteurs et aux bricoleurs d'outre-Atlantique est vaste. Elle va de l'ensemble préfabriqué à 700 dollars, simple mais honnête, au blockhaus « de luxe » avec panneaux de laque, télévision, fauteuils pullman, costumes de Martien pour se protéger des radiations, radio, poste émetteur, génératrice électrique et bibliothèque avec bible incorporée... le tout pour 3 000 dollars. On peut installer les abris partout et il ne reste plus qu'à les garnir de provisions pour quinze jours. Après on peut voir venir. Lorsqu'on y réfléchit bien, cela n'est pas si puéril que cela peut en avoir l'air. Sans doute doit-il y avoir une bonne dose d'envie dans les yeux des voisins hilares des possesseurs d'abris. Rira bien qui rira le dernier... Le regard de leurs voisins, maints acheteurs de bunkers l'ont sans doute compris car on a vu augmenter les ventes d’armes à feu, concurremment avec les constructions de fortins privés. Pourquoi ? Les « abrités » voudraient-ils aussi se défendre contre les hordes cosaques qui suivraient les bombardements ? Non, ce n'est pas du tout cela. Ils s'arment au contraire contre leurs voisins, car, eux, savent que le jour de l'alerte, ces mêmes voisins, qui se gaussaient de belle façon de leurs abris préfabriqués à 700 dollars, voudront s'y précipiter pour sauver leur vie.

Fabriquer ou faire fabriquer son petit bunker à soi est aussi facile en France qu'en Amérique. Il suffit de lui faire remplir les conditions nécessaires d'étanchéité et de solidité que n'importe quel constructeur de forteresse pourra vous indiquer. « Grosso modo » l'épaisseur nécessaire pour se protéger des radiations est de 7 centimètres 5 si l'on choisit le plomb, de 15 centimètres pour l'acier, de 60 centimètres pour le béton, de 1 mètre pour la terre, de 1 mètre 60 pour l'eau et de 3 mètres pour le bois, ce dernier matériau étant à conseiller à ceux qui recherchent la difficulté et l'inédit. D'autre part, il faut prévoir 3 mètres carrés de surface « habitable » par personne et dessiner l'entrée et le couloir la desservant, de façon telle qu'elle forme un coude avec l'extérieur. Ce qui aura pour effet de briser l'angle d'arrivée des radiations qui ont une tendance marquée à se conduire comme la lumière. Il faudra aussi installer une prise d'air munie d'un filtre, une batterie dotée d'une lampe de 150 milliampères (cela vous donnera dix jours de lumière), prendre un bon transistor possédant une antenne (cela est absolument capitalissime, car la radio aura un rôle de toute première importance à jouer : donnant des ordres et vous réconfortant de sa présence, elle sera votre unique lien avec le monde encore vivant).

Quant à vos possibilités globales de survie, on pense que sous une attaque de 5 mégatonnes vous aurez dans un abri parfait 90 chances sur 100 de survivre, à condition de vous trouver à plus de deux kilomètres du point zéro. Quant aux radiations, elles sont, dans un bunker bien fait, le 1/5 000 de ce qu'elles sont à l'air libre. On a pu évaluer que si chaque Américain pouvait bénéficier d'un abri commun ou possédait sa propre installation, 97 % d'entre eux survivraient à la guerre atomique totale... On serait loin alors d'un cataclysme aussi apocalyptique qu'irréparable. Malheureusement, même en Amérique, on n'en est pas encore là.

En attendant et faute d'abri, il peut toujours être utile de savoir qu'il y a des centaines d'endroits où l'on puisse être plus à l'abri des radiations qu'à l'air libre. Une caverne bien profonde permet de ne supporter que le quarantième de ce qui se trouve en rase campagne, une simple arche de pont 1/20, une voiture placée sur une tranchée dans laquelle on se terre ne laisse passer que 1/50 de la radio-activité, au centre d'une maison d'un étage les retombées sont la moitié de ce qu'elles sont au-dehors, au centre de la cave de cette maison elles en sont les 1/7 et les 1/11 dans les coins. Au rez-de-chaussée d'une villa de deux étages, la radio-activité n'est que le tiers de celle extérieure et au centre de l'étage moyen d'un immeuble elle est le cinquantième de celle existant dans la rue. Au fond de la cave de cet immeuble, elle en est le millième... Bien entendu, il ne faut pas trop compter sur ces chiffres, car les doses de radiations survenant après une bombe H étant ce qu'elles sont (énormes) 1/1 000 reste beaucoup trop, mais enfin cela permet d'espérer et l'espoir est une belle et bonne chose…

C'est de cette qualité primordiale que sont dotés les responsables de la protection civile en France. Parlant du principe que l'Amérique sera frappée d'abord et qu'ensuite seulement viendra notre tour, ils ont prévu un gigantesque plan d'évacuation des zones menacées qui sera mis en application au moindre signe de danger.

Des plans semblables existent aux Etats-Unis où les alertes atomiques ont été prévues de trois types. L'alerte numéro 1, la plus désastreuse, sera déclenchée si une fusée est expédiée par les Russes à partir d'un sous-marin. Elle sera détectée immanquablement par le réseau américain de radars qui s'étend du Behring au nord de l'Ecosse (ce dernier radar écossais est celui qui avertira Paris de l'approche des fusées qui lui seront destinées). Dans le cas de l'alerte « sous-marine », c'est d'un répit de six minutes dont disposeront les Américains, c'est-à-dire à peine le temps nécessaire pour parcourir 100 mètres. Par contre, si la fusée est expédiée du territoire russe, c'est à 30 minutes que se montera le répit. Cela sera tout juste suffisant pour provoquer, avant la mort des New-Yorkais, des encombrements automobiles tels que le diable lui-même n'a jamais pu en concevoir de pareils... La course l'un vers l'autre des membres séparés d'une même famille sera horrible, à moins que la chose se passe de nuit, ce qui n'est pas impossible si l'on considère la différence d'heure entre New York et Moscou. Les Soviétiques pourraient décider d'expédier leurs bombes au petit jour russe de manière à frapper l'Amérique de nuit et d'avoir l'avantage de recevoir, eux, la « retaliation » U.S. de jour.

Toutefois, dans le cas où la guerre aurait été déclarée après une très courte période de tension qui l'aurait laissé prévoir, New York, Los Angeles et les autres centres susceptibles d'être visés seraient immédiatement évacués. Tout est prêt et on a compté qu'il faudrait quatre jours dans les circonstances les plus mauvaises pour que les huit millions de New-Yorkais se retrouvent dispersés dans le Connecticut, le New Jersey ou le Rhode Island. Les écoles sont dès maintenant prêtes à partir au moindre avis et il en est de même des services publics et de beaucoup des grandes entreprises. Un cerveau électronique permettra de faire se retrouver ultérieurement les familles dispersées. Pour qu'il ne s'épuise pas dans l'inaction, cet ordinateur est déjà en marche, il calcule avec application des données sur les rayons cosmiques.

C'est aussi bien que nous avons en France, le cerveau artificiel en moins. Le plan d'évacuation des grands centres est étendu sur cent quarante-quatre heures et a pour données de base un calcul des probabilités sur les objectifs que nous possédons capables d'allécher les stratèges atomiques.

Deux choses peuvent, à première vue, intéresser l'ennemi : Paris, ses monuments, si symboliques pour l'Occident, ses états-majors, Shape, Nato et autres ; puis les grandes bases américaines situées sur une ligne Verdun-Bordeaux. Camouflées, défendues par de la D.C.A. débonnaire, ces bases sont à la merci de n'importe quelle fusée de moyenne portée expédiée de Pologne ou des pays baltes. D'autre part, les spécialistes français pensent très justement que les Soviétiques désireraient conjointement à cela détruire notre propre potentiel industriel : le Nord, le Pas de Calais, l'Alsace, la Seine-Maritime, la Loire-Atlantique, les régions lyonnaise et stéphanoise et Marseille seraient ainsi visées. Si c'est sans préavis et en une seule fois que les Russes veulent tout détruire, alors il n'y a absolument rien à faire, sinon conserver un échantillon de la race française, c'est-à-dire quelques paysans de la Lozère... quitte à ce que les Mongols les exposent ensuite à Oulan-Bator ou ailleurs…

Si toutefois nous avons un peu le temps devant nous, le fameux plan de déménagement en 6 jours commencera. D'ici le milieu de l'année prochaine, les Français vivant dans les zones menacées recevront donc un petit fascicule d'une agréable couleur rose, bleu ou jaune suivant qu'ils sont peu, moyennement ou très indispensables à la vie économique de la région où ils se trouvent. Le fascicule leur indiquera par la même occasion le lieu de repli éventuel et l'ordre dans lequel la chose se fera.

Dans la pratique et de manière à éviter que ne se renouvellent les journées de juin 1910 où les convois militaires étaient bloqués par les cohortes de réfugiés, des routes à sens unique bien distinctes seront destinées à l'armée et aux civils. De la sorte, par trains entiers, par routes entières, les Français du Nord se replieront vers la Normandie sauf la Seine-Maritime ; ceux du Rhône iront s'égailler en Isère, les Marseillais se répartiront dans les Basses-Alpes et le nord des Alpes-Maritimes ; les gens de Saint-Etienne iront en Ardèche ; ceux de Lorraine et d'Alsace en Saône-et-Loire, dans l'Allier et le Jura. Quant aux Parisiens, banlieusards ou non, 28 départements-dortoirs leur sont destinés : ils vont de la Bretagne à la Sologne et aux Pyrénées... La S.N.C.F., à elle seule, en véhiculera en 72 heures 1 670 000 appartenant aux catégories prioritaires : femmes, enfants, hôpitaux et administrations.

Alors, notre climat leur réservant un mauvais tour de sa façon, les bombes russes pourront venir. Trois cent seize jours par an, la France est, en effet, soumise à des vents en provenance de l'Atlantique et soufflant vers l'Est. Le nuage consécutif à des explosions thermonucléaires ayant lieu sur notre sol reprendra ainsi, neuf fois sur dix, la route de Moscou. Et puisque le meilleur des généraux russes est le général Hiver, c'est Vent d'Ouest que s'appellera le nôtre.


La sonnette d'alarme de l'apocalypse

C'est un fait : l'Amérique envisage « l'impensable ».

Voici le document qui fait entrer la peur atomique dans la vie quotidienne des Américains. C'est une lettre signée Kennedy qui vient de paraître dans « Life », le plus grand magazine des Etats-Unis. Pour illustrer « pratiquement » l'appel du président des Etats-Unis, « Life » publie sur 12 pages tous les modèles et conseils pour survivre, si possible, à la guerre nucléaire.

La Maison-Blanche, 7 septembre 1961.

« Chers Compatriotes,

Les armes nucléaires et la possibilité d'une guerre nucléaire sont des faits réels, que nous ne pouvons ignorer aujourd'hui. Je ne crois pas que la guerre soit capable de résoudre aucun des problèmes qui se posent à notre monde actuel. Mais la décision ne dépend pas que de nous.

Le gouvernement prend des mesures pour renforcer votre protection dans le cadre des collectivités et par l'intermédiaire de la Protection civile. Nous avons commencé à dénombrer, inspecter et indiquer tous les édifices publics offrant la possibilité d'abris atomiques, pour 50 personnes ou plus. Ce travail sera poursuivi dans les 18 mois qui viennent. Des abris sont prévus autant dans les bâtiments fédéraux neufs que dans quelques-uns anciens. Ces abris sont pourvus de stocks alimentaires et médicaux pour une semaine, et d'une réserve d'eau pour deux semaines, le tout destiné aux occupants des abris. De plus, j'ai recommandé au Congrès la constitution de centres de stockage de ravitaillement dans tout le pays, aux points où pourrait le demander une attaque. Enfin, nous étendons des systèmes perfectionnés, pour transmettre l'alerte, par vibreurs, jusque chez vous, jusque dans vos lieux de travail.

Des mesures plus vastes sont prévues, dont l'exécution exigera cependant quelque temps. En attendant, vous pouvez faire beaucoup, vous-mêmes, pour votre protection. Ce faisant, vous renforcerez la nation.

Je vous presse vivement de lire et de prendre très au sérieux le contenu de ce numéro de « Life ». Notre politique n'a d'autre objectif que la sécurité de notre pays et la paix du monde. Mais, en ces jours de danger où ces deux objectifs sont précisément menacés, il faut nous préparer à toute éventualité. Le pouvoir de survivre et la volonté de survivre sont donc également essentiels à ce pays. »

John F. Kennedy.


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